{"title":"他们的记忆。阿尔及利亚,吉尔·贾维斯《证词的政治》","authors":"Naïma Hachad, Naïma Hachad","doi":"10.1353/nef.2023.a905934","DOIUrl":null,"url":null,"abstract":"Reviewed by: Decolonizing Memory. Algeria & the Politics of Testimony by Jill Jarvis Naïma Hachad and Naïma Hachad Jarvis, Jill. Decolonizing Memory. Algeria & the Politics of Testimony. Durham, Duke UP, 2021. ISBN 9781478014102. 288 p. Avec Decolonizing Memory, Jill Jarvis apporte une importante contribution aux études décoloniales. L’auteure y considère plus spécifiquement la gravité et l’étendue—tant dans l’espace et le temps, qu’au niveau des systèmes de production et de transmission du savoir—de la violence systémique déployée par la France pour occuper l’Algérie et en faire une colonie de peuplement dans laquelle se côtoient deux catégories d’habitants: des citoyens et des sujets français. Pour Jarvis, l’ampleur de cette violence et les efforts de l’État français d’abord—et, par la suite, de l’État algérien—pour l’effacer sont tels que seules la littérature et l’esthétique peuvent en rendre compte. Dans son étude, Jarvis analyse la littérature comme un espace où les Algériens pleurent ceux dont les souffrances et les sacrifices ont été invisibilisés par les mémoires et les rituels de deuil officiels des deux côtés de la Méditerranée. En tant que lieu de mémoire et de deuil, cette même littérature constitue, selon l’auteure, un instrument de l’imaginaire à même de saisir l’ampleur des violences coloniale et postcoloniale, une étape nécessaire pour entamer une pensée sur ce que pourrait être une justice décoloniale. Jarvis mêle ici travail d’archives et analyse littéraire pour démontrer comment la littérature et l’esthétique permettent de sonder ce qui, selon elle, resterait indicible, voire inimaginable. Si le livre porte ainsi délibérément sur les périodes coloniale et post-coloniale, le dialogue entre les différents chapitres bouleverse pour sa part la temporalité du colonialisme, de la décolonisation et de la postcolonialité. En mobilisant l’“anarchive”—concept théorique que Jarvis emprunte à Lia Brozgal et que cette dernière définit comme “un ensemble d’œuvres qui exhibent une fonction archivistique et qui, pris collectivement, produisent un système épistémologique en rapport d’opposition avec une certaine archive officielle” (Brozgal 50)1—l’auteure [End Page 206] affirme, à la suite de Todd Shepard et de Françoise Vergès, que la décolonisation est une invention qui n’a pas de fondement dans l’expérience et les expressions culturelles et mémorielles des populations colonisées. L’introduction annonce l’objectif du livre et constitue une démonstration de la méthodologie employée par Jarvis. En s’appuyant sur un important corpus d’études transdisciplinaires mêlant histoire, psychanalyse et critique littéraire, l’auteure commence par faire l’autopsie d’un système judiciaire et colonial qui a conduit à l’extermination d’environ un tiers de la population autochtone musulmane de l’Algérie, soit un million de personnes sur trois millions (3). En parallèle à cette attention méticuleuse à l’histoire, Jarvis analyse des écrits de Frantz Fanon et d’Assia Djebar pour démontrer, de manière convaincante, la capacité de la littérature à témoigner de cette violence et à pallier l’absence d’archives officielles. Le premier chapitre explicite davantage l’objectif du livre puisqu’il se présente comme un plaidoyer pour la nécessité d’une approche décoloniale. Jarvis s’y penche, entre autres, sur la reprise du terme “Muselmann” (musulman) par Giorgio Agamben; terme utilisé dans les camps de concentration nazis pour désigner des individus se trouvant entre la vie et la mort, des individus qui ne sont plus tout à fait humains. De fait, Agamben voit dans ce terme une manifestation de la “vie nue,” effacée par la biopolitique, ainsi que le témoin idéal des atrocités de l’Holocauste. Mais se tournant vers la prise en charge implicite de cette utilisation du terme “musulman” par l’auteure Zahia Rahmani dans ses romans Moze (2003) et “Musulman” roman (2005), Jarvis dévoile pour sa part un angle mort...","PeriodicalId":19369,"journal":{"name":"Nouvelles Études Francophones","volume":"90 1","pages":"0"},"PeriodicalIF":0.0000,"publicationDate":"2023-01-01","publicationTypes":"Journal Article","fieldsOfStudy":null,"isOpenAccess":false,"openAccessPdf":"","citationCount":"0","resultStr":"{\"title\":\"Decolonizing Memory. 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Decolonizing Memory. Algeria & the Politics of Testimony by Jill Jarvis (review)
Reviewed by: Decolonizing Memory. Algeria & the Politics of Testimony by Jill Jarvis Naïma Hachad and Naïma Hachad Jarvis, Jill. Decolonizing Memory. Algeria & the Politics of Testimony. Durham, Duke UP, 2021. ISBN 9781478014102. 288 p. Avec Decolonizing Memory, Jill Jarvis apporte une importante contribution aux études décoloniales. L’auteure y considère plus spécifiquement la gravité et l’étendue—tant dans l’espace et le temps, qu’au niveau des systèmes de production et de transmission du savoir—de la violence systémique déployée par la France pour occuper l’Algérie et en faire une colonie de peuplement dans laquelle se côtoient deux catégories d’habitants: des citoyens et des sujets français. Pour Jarvis, l’ampleur de cette violence et les efforts de l’État français d’abord—et, par la suite, de l’État algérien—pour l’effacer sont tels que seules la littérature et l’esthétique peuvent en rendre compte. Dans son étude, Jarvis analyse la littérature comme un espace où les Algériens pleurent ceux dont les souffrances et les sacrifices ont été invisibilisés par les mémoires et les rituels de deuil officiels des deux côtés de la Méditerranée. En tant que lieu de mémoire et de deuil, cette même littérature constitue, selon l’auteure, un instrument de l’imaginaire à même de saisir l’ampleur des violences coloniale et postcoloniale, une étape nécessaire pour entamer une pensée sur ce que pourrait être une justice décoloniale. Jarvis mêle ici travail d’archives et analyse littéraire pour démontrer comment la littérature et l’esthétique permettent de sonder ce qui, selon elle, resterait indicible, voire inimaginable. Si le livre porte ainsi délibérément sur les périodes coloniale et post-coloniale, le dialogue entre les différents chapitres bouleverse pour sa part la temporalité du colonialisme, de la décolonisation et de la postcolonialité. En mobilisant l’“anarchive”—concept théorique que Jarvis emprunte à Lia Brozgal et que cette dernière définit comme “un ensemble d’œuvres qui exhibent une fonction archivistique et qui, pris collectivement, produisent un système épistémologique en rapport d’opposition avec une certaine archive officielle” (Brozgal 50)1—l’auteure [End Page 206] affirme, à la suite de Todd Shepard et de Françoise Vergès, que la décolonisation est une invention qui n’a pas de fondement dans l’expérience et les expressions culturelles et mémorielles des populations colonisées. L’introduction annonce l’objectif du livre et constitue une démonstration de la méthodologie employée par Jarvis. En s’appuyant sur un important corpus d’études transdisciplinaires mêlant histoire, psychanalyse et critique littéraire, l’auteure commence par faire l’autopsie d’un système judiciaire et colonial qui a conduit à l’extermination d’environ un tiers de la population autochtone musulmane de l’Algérie, soit un million de personnes sur trois millions (3). En parallèle à cette attention méticuleuse à l’histoire, Jarvis analyse des écrits de Frantz Fanon et d’Assia Djebar pour démontrer, de manière convaincante, la capacité de la littérature à témoigner de cette violence et à pallier l’absence d’archives officielles. Le premier chapitre explicite davantage l’objectif du livre puisqu’il se présente comme un plaidoyer pour la nécessité d’une approche décoloniale. Jarvis s’y penche, entre autres, sur la reprise du terme “Muselmann” (musulman) par Giorgio Agamben; terme utilisé dans les camps de concentration nazis pour désigner des individus se trouvant entre la vie et la mort, des individus qui ne sont plus tout à fait humains. De fait, Agamben voit dans ce terme une manifestation de la “vie nue,” effacée par la biopolitique, ainsi que le témoin idéal des atrocités de l’Holocauste. Mais se tournant vers la prise en charge implicite de cette utilisation du terme “musulman” par l’auteure Zahia Rahmani dans ses romans Moze (2003) et “Musulman” roman (2005), Jarvis dévoile pour sa part un angle mort...