{"title":"Rudolf von Jhering : Méthode de l’histoire du droit","authors":"Nicolas Cornu-Thénard","doi":"10.3917/trib.006.0112","DOIUrl":null,"url":null,"abstract":"Le texte dont Tribonien propose la lecture est extrait du fameux ouvrage de Jhering, L’esprit du droit romain dans les diverses phases de son développemen t. Publié en quatre volumes entre 1852 et 1865, il a fait l’objet d’une traduction en français par O. de Meulenaere, qui n’a malheureusement plus été rééditée depuis 1880 1 ; les éditions de la Société de législation comparée s’efforceront bientôt de rendre ce texte à nouveau plus accessible. Bien qu’il soit resté inachevé, L’esprit du droit romain est en effet un livre majeur, qui a fait prendre un tournant saisissant à la romanistique et propose aujourd’hui encore l’une des introductions les plus suggestives à l’étude du droit romain. Le ressort de cette pensée est mis en lumière dans le prologue dont certains extraits sont reproduits ici, à titre suggestif. Jhering y expose les considérations méthodologiques qui conditionnent son travail, les unes tenant à la nature du droit et les autres à la notion d’histoire. Une précaution commune les anime : le refus de réduire le droit à ses sources politiques. Le droit n’est pas « une agrégation extérieure de dispositions arbitraires », et la vigueur même d’un principe juridique ne dépend pas des lois ; la multiplication de celles-ci est d’ailleurs ouvertement dénoncée par l’auteur comme un signe de faiblesse, qui révèle « l’impuissance de la force digestive intellectuelle ». On ne saurait s’en tenir à la formulation super-ficielle que donne un peuple de ses règles juridiques : elle exprime, non pas le droit lui-même, mais seulement la conscience que peuvent en avoir ceux qui lui sont assujettis. L’analyse scientifique doit approfondir cette impression imparfaite, pour mettre en lumière la logique essentielle de ces règles ; il en résultera un langage fondamental, un « alphabet du droit », qui permet d’étendre la matière juridique de manière autonome, en tirant profit de la fécondité des notions qui la constituent 2 . L’analyse devra alors être poussée plus loin encore, afin de saisir ce qui détermine l’unité d’un tel système à une époque donnée. Il faudra apprécier les forces qui le conditionnent : en discerner l’esprit. Il y a lieu pour cela de solliciter l’histoire. Elle permet de distinguer, en effet, les événements essentiels de ceux qui ne le sont pas, et de révéler ce faisant, tout ensemble, l’esprit d’un peuple et d’une époque. Un tel esprit est difficilement saisissable au présent : comme le dit Jhering, la postérité seule a le pouvoir de résoudre l’énigme soulevée par chaque époque. Pour y parvenir, le juriste historien doit renoncer aussi bien au projet servile de collationner l’ensemble des lois à la manière d’un copiste, qu’à l’ambition partiale d’en choisir arbitrairement certaines en instrumentalisant l’histoire à des fins idéologiques. Il doit renoncer aussi à la prétention illusoire de représenter exactement les institutions du passé : il sera toujours impossible en effet de restituer l’ensemble des conditions réelles de formation d’un droit, indispensables pour le comprendre pleinement. « Chaque époque doit être un original » et il convient donc d’assumer les interrogations du présent pour interroger un droit du passé, afin de découvrir de celui-ci les faces les plus diverses, révélées progressivement par les études successives. L’approche suppose une analyse affranchie de la chronologie événementielle, privilégiant le temps long, délié de ses déterminants strictement politiques. Il en résultera un ordre temporel propre au droit étudié : une chronologie autonome et interne, à l’image de celle que la géologie révèle de la surface terrestre. Sa connaissance permettra alors aux juristes, dans la formulation des règles juridiques, de préserver au mieux la force morale que le droit a vocation d’exercer sur les âmes. L’étude de l’esprit du droit romain aura, dans cette perspective, une vertu à la fois instructive et édifiante.","PeriodicalId":517799,"journal":{"name":"Tribonien","volume":"8 27","pages":""},"PeriodicalIF":0.0000,"publicationDate":"2024-03-11","publicationTypes":"Journal Article","fieldsOfStudy":null,"isOpenAccess":false,"openAccessPdf":"","citationCount":"0","resultStr":null,"platform":"Semanticscholar","paperid":null,"PeriodicalName":"Tribonien","FirstCategoryId":"1085","ListUrlMain":"https://doi.org/10.3917/trib.006.0112","RegionNum":0,"RegionCategory":null,"ArticlePicture":[],"TitleCN":null,"AbstractTextCN":null,"PMCID":null,"EPubDate":"","PubModel":"","JCR":"","JCRName":"","Score":null,"Total":0}
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Abstract
Le texte dont Tribonien propose la lecture est extrait du fameux ouvrage de Jhering, L’esprit du droit romain dans les diverses phases de son développemen t. Publié en quatre volumes entre 1852 et 1865, il a fait l’objet d’une traduction en français par O. de Meulenaere, qui n’a malheureusement plus été rééditée depuis 1880 1 ; les éditions de la Société de législation comparée s’efforceront bientôt de rendre ce texte à nouveau plus accessible. Bien qu’il soit resté inachevé, L’esprit du droit romain est en effet un livre majeur, qui a fait prendre un tournant saisissant à la romanistique et propose aujourd’hui encore l’une des introductions les plus suggestives à l’étude du droit romain. Le ressort de cette pensée est mis en lumière dans le prologue dont certains extraits sont reproduits ici, à titre suggestif. Jhering y expose les considérations méthodologiques qui conditionnent son travail, les unes tenant à la nature du droit et les autres à la notion d’histoire. Une précaution commune les anime : le refus de réduire le droit à ses sources politiques. Le droit n’est pas « une agrégation extérieure de dispositions arbitraires », et la vigueur même d’un principe juridique ne dépend pas des lois ; la multiplication de celles-ci est d’ailleurs ouvertement dénoncée par l’auteur comme un signe de faiblesse, qui révèle « l’impuissance de la force digestive intellectuelle ». On ne saurait s’en tenir à la formulation super-ficielle que donne un peuple de ses règles juridiques : elle exprime, non pas le droit lui-même, mais seulement la conscience que peuvent en avoir ceux qui lui sont assujettis. L’analyse scientifique doit approfondir cette impression imparfaite, pour mettre en lumière la logique essentielle de ces règles ; il en résultera un langage fondamental, un « alphabet du droit », qui permet d’étendre la matière juridique de manière autonome, en tirant profit de la fécondité des notions qui la constituent 2 . L’analyse devra alors être poussée plus loin encore, afin de saisir ce qui détermine l’unité d’un tel système à une époque donnée. Il faudra apprécier les forces qui le conditionnent : en discerner l’esprit. Il y a lieu pour cela de solliciter l’histoire. Elle permet de distinguer, en effet, les événements essentiels de ceux qui ne le sont pas, et de révéler ce faisant, tout ensemble, l’esprit d’un peuple et d’une époque. Un tel esprit est difficilement saisissable au présent : comme le dit Jhering, la postérité seule a le pouvoir de résoudre l’énigme soulevée par chaque époque. Pour y parvenir, le juriste historien doit renoncer aussi bien au projet servile de collationner l’ensemble des lois à la manière d’un copiste, qu’à l’ambition partiale d’en choisir arbitrairement certaines en instrumentalisant l’histoire à des fins idéologiques. Il doit renoncer aussi à la prétention illusoire de représenter exactement les institutions du passé : il sera toujours impossible en effet de restituer l’ensemble des conditions réelles de formation d’un droit, indispensables pour le comprendre pleinement. « Chaque époque doit être un original » et il convient donc d’assumer les interrogations du présent pour interroger un droit du passé, afin de découvrir de celui-ci les faces les plus diverses, révélées progressivement par les études successives. L’approche suppose une analyse affranchie de la chronologie événementielle, privilégiant le temps long, délié de ses déterminants strictement politiques. Il en résultera un ordre temporel propre au droit étudié : une chronologie autonome et interne, à l’image de celle que la géologie révèle de la surface terrestre. Sa connaissance permettra alors aux juristes, dans la formulation des règles juridiques, de préserver au mieux la force morale que le droit a vocation d’exercer sur les âmes. L’étude de l’esprit du droit romain aura, dans cette perspective, une vertu à la fois instructive et édifiante.
Tribonien 提议的文本摘自 Jhering 的名著《L'esprit du droit romain dans les diverses phases de son développement》。该书于 1852 年至 1865 年间分四卷出版,由 O. de Meulenaere 翻译成法文,但遗憾的是,这部作品自 1880 年以来一直没有再版1;比较立法协会不久将努力使这一文本更易于查阅。L'esprit du droit romain》虽未完成,但实际上是一部重要著作,它标志着罗马学的一个惊人转折点,至今仍是研究罗马法最具启发性的入门读物之一。序言中突出强调了这一思想的主旨,在此摘录部分内容以作说明。在序言中,耶林阐述了影响其著作的方法论因素,其中一些与法律的性质有关,另一些则与历史概念有关。它们都有一个共同的预防措施:拒绝将法律归结为其政治来源。法律不是 "任意规定的外在集合",法律原则的力量本身也不依赖于法律;事实上,作者公开谴责法律的繁多,认为这是软弱的表现,暴露了 "知识消化力量的无能"。我们不能局限于一个民族对其法律规则的表面表述:它表达的不是法律本身,而只是受法律约束的人对法律的认识。其结果将是一种基本语言,一种 "法律字母表",它将使我们能够以自主的方式扩展法律主体,并利用构成法律主体的概念的生育力2。然后,我们还必须进一步分析,以了解是什么决定了这一体系在特定时期的统一性。我们需要了解驱动这一体系的力量:辨别其精神。为此,我们需要求助于历史。历史使我们能够区分基本事件和非基本事件,从而共同揭示一个民族和一个时代的精神。这种精神在当下是难以把握的:正如耶林所说,只有后人才有能力解开每个时代的谜团。要做到这一点,法律史学家必须放弃以抄写员的方式整理所有法律的奴性计划,以及利用历史达到意识形态目的而任意选择其中一些法律的片面野心。它还必须摒弃准确再现过去制度的虚幻妄想:我们永远不可能再现一部法律形成时的所有真实条件,而要想充分理解这部法律,这些条件是必不可少的。"每个时期都必须是独创的",因此,有必要从现在的问题出发,对过去的法律提出质疑,以便通过连续的研究逐步发现其最不同的方面。这种方法的先决条件是不按事件的时间顺序进行分析,而是从长远的角度出发,摆脱严格的政治决定因素。其结果将是所研究的法律所特有的时间顺序:一种自主的内部年表,就像地质学所揭示的地球表面一样。这种知识将使法学家在制定法律规则时,保持法律旨在对灵魂施加的道德力量。从这个角度来看,研究罗马法的精神既有启发性,也有教育意义。