{"title":"Le serpent et le papillon.Temps et narration dans Life is Strange(DontNod, 2015)","authors":"Tony Gheeraert","doi":"10.4000/NARRATOLOGIE.11685","DOIUrl":null,"url":null,"abstract":"Life is strange met en scene une heroine capable de bouleverser le cours du temps. Mais a bien y regarder, ce sont plusieurs temporalites que deroule le titre de Dontnod, d’ou decoulent plusieurs conceptions de l’existence, toutes trois tragiques a leur maniere : le temps lineaire et oppressif de la tragedie classique, tendu necessairement vers la scene du phare et le dilemme final, d’abord : ce tragique du fatalisme et de la resignation culmine avec la mort de Chloe acceptant son destin, suivie de la cinematique des funerailles, a valeur cathartique. Le temps cyclique de Chloe, ensuite : l’ouroboros, serpent qui se mord la queue, symbolise une temporalite circulaire, affirmation d’un eternel retour du meme, et expression terrifiante d’une volonte de puissance qui triomphe dans la ruine d’Arcadia Bay. Assumer ses choix pour l’eternite, et comme s’ils devaient toujours recommencer, dussent-ils detruire le monde : telle est l’insoutenable lecon du denouement “nietzscheen”, et le prix a payer pour la survie de Chloe, quoi qu’il en coute. Enfin, le temps spirale de Max, qu’on peut rattacher a la culture amerindienne : le retour en arriere permet a l’heroine de modifier le cours des evenements, et donne au joueur l’illusion d’une contingence et d’une malleabilite que les evenements du cinquieme episode dementiront. Au contraire de l’ouroboros, la spirale figure le temps du regret, du remords et du ressentiment, du “si seulement…” (if only revient sans cesse dans les propos et les pensees de l’heroine). La spirale manifeste aussi un parti pris moral antithetique des principes nietzscheens, mais tout aussi douteux ou ambigus : l’affirmation que la valeur morale d’une decision dependrait de ses consequences eventuelles. Le jeu use de la mecanique ludique pour introduire un questionnement sur l’utilitarisme moral, en debat dans les departements de philosophie anglo-saxons, pour en denoncer les principes. A travers le systeme du choix a consequence qui permet partiellement de modifier le cours du jeu, tout en gardant jusqu’a la fin un fil directeur scenaristique unique, les createurs mettent en scene l’articulation delicate de la contingence et de la necessite. Les differentes temporalites renvoient a trois manieres d’aborder le monde : l’abandon resigne et fataliste a la destinee ; le ressentiment et le refus d’endosser ses propres ses decisions; ou au contraire l’affirmation de ses choix, assumes jusqu’a l’insoutenable. Dans tous les cas, quoi qu’on choisisse, on ne sort de l’Arcadie de l’enfance que pour entrer dans l’enceinte invivable du tragique – le monde adulte.","PeriodicalId":40182,"journal":{"name":"Cahiers de Narratologie","volume":"6 1","pages":""},"PeriodicalIF":0.1000,"publicationDate":"2020-12-03","publicationTypes":"Journal Article","fieldsOfStudy":null,"isOpenAccess":false,"openAccessPdf":"","citationCount":"0","resultStr":null,"platform":"Semanticscholar","paperid":null,"PeriodicalName":"Cahiers de Narratologie","FirstCategoryId":"1085","ListUrlMain":"https://doi.org/10.4000/NARRATOLOGIE.11685","RegionNum":0,"RegionCategory":null,"ArticlePicture":[],"TitleCN":null,"AbstractTextCN":null,"PMCID":null,"EPubDate":"","PubModel":"","JCR":"0","JCRName":"LITERATURE","Score":null,"Total":0}
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Abstract
Life is strange met en scene une heroine capable de bouleverser le cours du temps. Mais a bien y regarder, ce sont plusieurs temporalites que deroule le titre de Dontnod, d’ou decoulent plusieurs conceptions de l’existence, toutes trois tragiques a leur maniere : le temps lineaire et oppressif de la tragedie classique, tendu necessairement vers la scene du phare et le dilemme final, d’abord : ce tragique du fatalisme et de la resignation culmine avec la mort de Chloe acceptant son destin, suivie de la cinematique des funerailles, a valeur cathartique. Le temps cyclique de Chloe, ensuite : l’ouroboros, serpent qui se mord la queue, symbolise une temporalite circulaire, affirmation d’un eternel retour du meme, et expression terrifiante d’une volonte de puissance qui triomphe dans la ruine d’Arcadia Bay. Assumer ses choix pour l’eternite, et comme s’ils devaient toujours recommencer, dussent-ils detruire le monde : telle est l’insoutenable lecon du denouement “nietzscheen”, et le prix a payer pour la survie de Chloe, quoi qu’il en coute. Enfin, le temps spirale de Max, qu’on peut rattacher a la culture amerindienne : le retour en arriere permet a l’heroine de modifier le cours des evenements, et donne au joueur l’illusion d’une contingence et d’une malleabilite que les evenements du cinquieme episode dementiront. Au contraire de l’ouroboros, la spirale figure le temps du regret, du remords et du ressentiment, du “si seulement…” (if only revient sans cesse dans les propos et les pensees de l’heroine). La spirale manifeste aussi un parti pris moral antithetique des principes nietzscheens, mais tout aussi douteux ou ambigus : l’affirmation que la valeur morale d’une decision dependrait de ses consequences eventuelles. Le jeu use de la mecanique ludique pour introduire un questionnement sur l’utilitarisme moral, en debat dans les departements de philosophie anglo-saxons, pour en denoncer les principes. A travers le systeme du choix a consequence qui permet partiellement de modifier le cours du jeu, tout en gardant jusqu’a la fin un fil directeur scenaristique unique, les createurs mettent en scene l’articulation delicate de la contingence et de la necessite. Les differentes temporalites renvoient a trois manieres d’aborder le monde : l’abandon resigne et fataliste a la destinee ; le ressentiment et le refus d’endosser ses propres ses decisions; ou au contraire l’affirmation de ses choix, assumes jusqu’a l’insoutenable. Dans tous les cas, quoi qu’on choisisse, on ne sort de l’Arcadie de l’enfance que pour entrer dans l’enceinte invivable du tragique – le monde adulte.