{"title":"Analyse et logique de la signification : une analyse épistémologique de la notion structuraliste de <i>Gesamtbedeutung</i>","authors":"Anne-Gaëlle Toutain","doi":"10.1080/03740463.2023.2234759","DOIUrl":null,"url":null,"abstract":"RÉSUMÉCet article s’efforce de caractériser la problématique dans laquelle s’inscrit la notion structuraliste de Gesamtbedeutung, à travers une analyse comparée de textes de Hjelmslev, Jakobson et Benveniste. Tandis que les élaborations des deux premiers sont fondamentalement comparables, l’élaboration benvenistienne est dotée d’une remarquable singularité. Cette différence, qui rompt l’unité du structuralisme européen, pourtant caractérisé par sa commune mécompréhension de la théorie saussurienne, soulève deux questions importantes et remarquablement corrélatives : celle de la signification et celle du métalangage, qui sont ensuite envisagées à la lumière de la théorisation saussurienne de la langue.MOTS-CLÉS: Valeurfonctionnementsignificationmétalangagepsychanalyse Note sur l’auteurAgrégée de lettres modernes et docteur en linguistique, Anne-Gaëlle Toutain est maître d’enseignement et de recherche habilitée à diriger des recherches en linguistique française synchronique et diachronique et en histoire et épistémologie de la linguistique à l’Institut de langue et de littérature françaises de l’université de Berne. Ses recherches s’inscrivent dans le champ de l’épistémologie de la linguistique et portent en particulier sur la linguistique saussurienne et, dans ce cadre, sur l’articulation entre linguistique et psychanalyse et entre linguistique et biologie (neurolinguistique).Notes1 Jakobson emploie l’expression Gesamtbedeutung, et regrette l’utilisation dans La catégorie des cas de celle de Grundbedeutung, qui lui paraît trop susceptible d’évoquer celle de signification principale (Hauptbedeutung). Hjelmslev insiste pour sa part sur la nécessité de parler de Grundbedeutung ; cette signification, explicative des emplois, est en effet, en tant que telle, abstraite. Voir Hjelmslev (Citation1972a, I, 37 et II, 46, et Citation1971, 124) et Jakobson (Citation1971, 27).2 Elle y apparaît notamment dans le cadre de l’établissement d’un schéma de catégories universel se trouvant au fondement de tout système grammatical, établissement qui se situe dans la lignée de certaines propositions des Principes de grammaire générale (Hjelmslev Citation1928), texte qui serait donc à prendre en considération dans le cadre d’une étude de la constitution de cette notion de Grundbedeutung au fil de l’élaboration hjelmslevienne. C’est cependant, sauf erreur, dans Sprogsystem og sprogforandring qu’elle apparaît pour la première fois. On la retrouve ensuite dans La catégorie des cas (1935/1937; Hjelmslev Citation1972a), puis dans l’« Essai d’une théorie des morphèmes » (1936 ; in Hjelmslev Citation1971), « La structure morphologique » (1939 ; in Hjelmslev Citation1971), « Animé et inanimé, personnel et non-personnel » (1956 ; in Hjelmslev Citation1971) et « Pour une sémantique structurale » (1957 ; in Hjelmslev Citation1971).3 Voir également, cependant, pour ce rejet du psychologisme et du « sentiment linguistique », corrélatif d’une affirmation du caractère purement linguistique de la signification fondamentale, dans Sprogsystem og sprogforandring : Hjelmslev (Citation2016, 105, 112 [Hjelmslev Citation1972b, 93 et 99]).4 Voir la note 1 ci-dessus, ainsi que, par exemple, Jakobson (Citation1971, 546).5 Ainsi, notamment, Jakobson se réfère-t-il également, pour cette notion de signification générale, aux théories médiévales (voir notamment Jakobson Citation1973, 21 et 42–43, Jakobson Citation1985, 194–195, Jakobson Citation1973, 88 [Jakobson Citation1985, 90]) et à Peirce (voir notamment Jakobson Citation1971, 267–268, Jakobson Citation1966, 37 [Jakobson Citation1971, 598], Jakobson Citation1985, 118–119).6 Pour une analyse comparée, voir Sørensen (Citation1949), Vogt (Citation1949), Zilberberg (Citation1988) et Parret (Citation1987, Citation1990, Citation1997).7 Voir également, par exemple, Benveniste (Citation1975, 49, 54, 144 et 168 [l’ensemble du chapitre XI], et 166).8 Cette absence d’élaboration apparaît nettement, par exemple, dans cette affirmation de « Problèmes sémantiques de la reconstruction » : « Dans tous les cas discutés se trouve impliqué un problème de relation, et c’est par les relations qu’est définie une structure sémantique. Le lecteur averti discernera sans doute dans la démarche suivie ici les mêmes préoccupations qui se font jour dans d’autres parties de la linguistique actuelle, et même certaines analogies dans l’objet de la recherche. Les considérations qui précèdent tournent autour d’une même question, qui est l’identification des traits distinctifs par opposition aux variantes : comment définir la distribution et les capacités combinatoires d’un “sens” ; comment un sens tenu pour différent d’un autre peut ne représenter qu’une de ses variantes ; comment la variante d’un sens se “sémantise” à son tour et devient unité distincte, tous problèmes qui se transposeraient immédiatement en termes de phonémique. Mais les notions sémantiques, beaucoup plus complexes, plus difficiles à objectiver et surtout à formaliser, étant engagées dans la “substance” extra-linguistique, appellent d’abord une description des emplois qui seuls permettent de définir un sens. » (Benveniste Citation1966, 307). Auteur d’une élaboration remarquablement singulière dans l’ensemble du structuralisme, Benveniste ne cesse néanmoins de s’inscrire dans ce que l’on pourrait appeler le « paradigme structural ». Cette tension constitutive de son élaboration trouve tout particulièrement à s’exprimer dans les Actes de la conférence européenne de sémantique (1951; voir Benveniste éd., Citations.d. [no year]), en raison des exigences d’une discussion entre interlocuteurs engagés dans des élaborations différentes (dont Hjelmslev).9 Voir par exemple Saussure (Citation2002, 70–71). Il s’agit du manuscrit « De l’essence double du langage » (1891).10 Voir en particulier à cet égard – dans le manuscrit cité dans la note précédente – Saussure (Citation2002, 65), où l’on retrouve l’affirmation d’une singularité de la linguistique dans l’ensemble des sciences, en raison d’un mode d’existence particulier de son objet, qui n’est pas celui des « choses », mais où Saussure oppose moins donné et point de vue, comme dans la citation produite ci-dessus, qu’il ne définit, pour les entités linguistiques, un mode d’existence spécifique, s’opposant à celui des « choses ou entités positives » comme purement négatif et différentiel.11 Cette dialectique de la négativité et de la positivité apparaît de la manière la plus nette dans ce passage souvent cité de « De l’essence double du langage » : « Le phénomène d’intégration (ou de post-méditation)-réflexion est le phénomène double qui résume toute la vie active du langage, et par lequel les signes existants évoquent mécaniquement, par le simple fait de leur présence et de l’état toujours accidentel de leurs différences à chaque moment de la langue, un nombre égal non pas de concepts, mais de valeurs opposées pour notre esprit (tant générales que particulières, les unes appelées par exemple catégories grammaticales, les autres taxées de faits de synonymie, etc.) ; cette opposition de valeurs qui est un fait purement négatif se transforme en fait positif, parce que chaque signe, en évoquant une antithèse avec l’ensemble des autres signes comparables à une époque quelconque, en commençant par les catégories générales et en finissant par les particulières, se trouve être délimité, malgré nous, dans sa valeur propre. » (Saussure Citation2002, 87–88).12 Voir également, dans le troisième cours de linguistique générale, Saussure et Constantin (Citation2005, 285). Ces deux développements des deuxième et troisième cours ont été compilés par les éditeurs du Cours de linguistique générale pour la rédaction du premier paragraphe du quatrième chapitre de la deuxième partie, dont j’emprunte ici le titre, « La langue comme pensée organisée dans la matière phonique ». Voir Saussure (Citation1972, 155–157).13 Voir notamment Saussure et Constantin (Citation2005, 270).14 Voir notamment Arrivé (Citation2008).15 Et c’est pourquoi, soit dit en passant, le changement phonétique est aveugle, ce qui est une autre manière de dire que les unités synchronique et diachronique sont irréductibles, ou que le changement, dans la perspective saussurienne, est synchronique.16 Voir également à cet égard Saussure (Citation1996, 85–86).","PeriodicalId":35105,"journal":{"name":"Acta Linguistica Hafniensia","volume":"68 1","pages":"0"},"PeriodicalIF":0.0000,"publicationDate":"2023-01-02","publicationTypes":"Journal Article","fieldsOfStudy":null,"isOpenAccess":false,"openAccessPdf":"","citationCount":"0","resultStr":null,"platform":"Semanticscholar","paperid":null,"PeriodicalName":"Acta Linguistica Hafniensia","FirstCategoryId":"1085","ListUrlMain":"https://doi.org/10.1080/03740463.2023.2234759","RegionNum":0,"RegionCategory":null,"ArticlePicture":[],"TitleCN":null,"AbstractTextCN":null,"PMCID":null,"EPubDate":"","PubModel":"","JCR":"Q2","JCRName":"Arts and Humanities","Score":null,"Total":0}
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Abstract
RÉSUMÉCet article s’efforce de caractériser la problématique dans laquelle s’inscrit la notion structuraliste de Gesamtbedeutung, à travers une analyse comparée de textes de Hjelmslev, Jakobson et Benveniste. Tandis que les élaborations des deux premiers sont fondamentalement comparables, l’élaboration benvenistienne est dotée d’une remarquable singularité. Cette différence, qui rompt l’unité du structuralisme européen, pourtant caractérisé par sa commune mécompréhension de la théorie saussurienne, soulève deux questions importantes et remarquablement corrélatives : celle de la signification et celle du métalangage, qui sont ensuite envisagées à la lumière de la théorisation saussurienne de la langue.MOTS-CLÉS: Valeurfonctionnementsignificationmétalangagepsychanalyse Note sur l’auteurAgrégée de lettres modernes et docteur en linguistique, Anne-Gaëlle Toutain est maître d’enseignement et de recherche habilitée à diriger des recherches en linguistique française synchronique et diachronique et en histoire et épistémologie de la linguistique à l’Institut de langue et de littérature françaises de l’université de Berne. Ses recherches s’inscrivent dans le champ de l’épistémologie de la linguistique et portent en particulier sur la linguistique saussurienne et, dans ce cadre, sur l’articulation entre linguistique et psychanalyse et entre linguistique et biologie (neurolinguistique).Notes1 Jakobson emploie l’expression Gesamtbedeutung, et regrette l’utilisation dans La catégorie des cas de celle de Grundbedeutung, qui lui paraît trop susceptible d’évoquer celle de signification principale (Hauptbedeutung). Hjelmslev insiste pour sa part sur la nécessité de parler de Grundbedeutung ; cette signification, explicative des emplois, est en effet, en tant que telle, abstraite. Voir Hjelmslev (Citation1972a, I, 37 et II, 46, et Citation1971, 124) et Jakobson (Citation1971, 27).2 Elle y apparaît notamment dans le cadre de l’établissement d’un schéma de catégories universel se trouvant au fondement de tout système grammatical, établissement qui se situe dans la lignée de certaines propositions des Principes de grammaire générale (Hjelmslev Citation1928), texte qui serait donc à prendre en considération dans le cadre d’une étude de la constitution de cette notion de Grundbedeutung au fil de l’élaboration hjelmslevienne. C’est cependant, sauf erreur, dans Sprogsystem og sprogforandring qu’elle apparaît pour la première fois. On la retrouve ensuite dans La catégorie des cas (1935/1937; Hjelmslev Citation1972a), puis dans l’« Essai d’une théorie des morphèmes » (1936 ; in Hjelmslev Citation1971), « La structure morphologique » (1939 ; in Hjelmslev Citation1971), « Animé et inanimé, personnel et non-personnel » (1956 ; in Hjelmslev Citation1971) et « Pour une sémantique structurale » (1957 ; in Hjelmslev Citation1971).3 Voir également, cependant, pour ce rejet du psychologisme et du « sentiment linguistique », corrélatif d’une affirmation du caractère purement linguistique de la signification fondamentale, dans Sprogsystem og sprogforandring : Hjelmslev (Citation2016, 105, 112 [Hjelmslev Citation1972b, 93 et 99]).4 Voir la note 1 ci-dessus, ainsi que, par exemple, Jakobson (Citation1971, 546).5 Ainsi, notamment, Jakobson se réfère-t-il également, pour cette notion de signification générale, aux théories médiévales (voir notamment Jakobson Citation1973, 21 et 42–43, Jakobson Citation1985, 194–195, Jakobson Citation1973, 88 [Jakobson Citation1985, 90]) et à Peirce (voir notamment Jakobson Citation1971, 267–268, Jakobson Citation1966, 37 [Jakobson Citation1971, 598], Jakobson Citation1985, 118–119).6 Pour une analyse comparée, voir Sørensen (Citation1949), Vogt (Citation1949), Zilberberg (Citation1988) et Parret (Citation1987, Citation1990, Citation1997).7 Voir également, par exemple, Benveniste (Citation1975, 49, 54, 144 et 168 [l’ensemble du chapitre XI], et 166).8 Cette absence d’élaboration apparaît nettement, par exemple, dans cette affirmation de « Problèmes sémantiques de la reconstruction » : « Dans tous les cas discutés se trouve impliqué un problème de relation, et c’est par les relations qu’est définie une structure sémantique. Le lecteur averti discernera sans doute dans la démarche suivie ici les mêmes préoccupations qui se font jour dans d’autres parties de la linguistique actuelle, et même certaines analogies dans l’objet de la recherche. Les considérations qui précèdent tournent autour d’une même question, qui est l’identification des traits distinctifs par opposition aux variantes : comment définir la distribution et les capacités combinatoires d’un “sens” ; comment un sens tenu pour différent d’un autre peut ne représenter qu’une de ses variantes ; comment la variante d’un sens se “sémantise” à son tour et devient unité distincte, tous problèmes qui se transposeraient immédiatement en termes de phonémique. Mais les notions sémantiques, beaucoup plus complexes, plus difficiles à objectiver et surtout à formaliser, étant engagées dans la “substance” extra-linguistique, appellent d’abord une description des emplois qui seuls permettent de définir un sens. » (Benveniste Citation1966, 307). Auteur d’une élaboration remarquablement singulière dans l’ensemble du structuralisme, Benveniste ne cesse néanmoins de s’inscrire dans ce que l’on pourrait appeler le « paradigme structural ». Cette tension constitutive de son élaboration trouve tout particulièrement à s’exprimer dans les Actes de la conférence européenne de sémantique (1951; voir Benveniste éd., Citations.d. [no year]), en raison des exigences d’une discussion entre interlocuteurs engagés dans des élaborations différentes (dont Hjelmslev).9 Voir par exemple Saussure (Citation2002, 70–71). Il s’agit du manuscrit « De l’essence double du langage » (1891).10 Voir en particulier à cet égard – dans le manuscrit cité dans la note précédente – Saussure (Citation2002, 65), où l’on retrouve l’affirmation d’une singularité de la linguistique dans l’ensemble des sciences, en raison d’un mode d’existence particulier de son objet, qui n’est pas celui des « choses », mais où Saussure oppose moins donné et point de vue, comme dans la citation produite ci-dessus, qu’il ne définit, pour les entités linguistiques, un mode d’existence spécifique, s’opposant à celui des « choses ou entités positives » comme purement négatif et différentiel.11 Cette dialectique de la négativité et de la positivité apparaît de la manière la plus nette dans ce passage souvent cité de « De l’essence double du langage » : « Le phénomène d’intégration (ou de post-méditation)-réflexion est le phénomène double qui résume toute la vie active du langage, et par lequel les signes existants évoquent mécaniquement, par le simple fait de leur présence et de l’état toujours accidentel de leurs différences à chaque moment de la langue, un nombre égal non pas de concepts, mais de valeurs opposées pour notre esprit (tant générales que particulières, les unes appelées par exemple catégories grammaticales, les autres taxées de faits de synonymie, etc.) ; cette opposition de valeurs qui est un fait purement négatif se transforme en fait positif, parce que chaque signe, en évoquant une antithèse avec l’ensemble des autres signes comparables à une époque quelconque, en commençant par les catégories générales et en finissant par les particulières, se trouve être délimité, malgré nous, dans sa valeur propre. » (Saussure Citation2002, 87–88).12 Voir également, dans le troisième cours de linguistique générale, Saussure et Constantin (Citation2005, 285). Ces deux développements des deuxième et troisième cours ont été compilés par les éditeurs du Cours de linguistique générale pour la rédaction du premier paragraphe du quatrième chapitre de la deuxième partie, dont j’emprunte ici le titre, « La langue comme pensée organisée dans la matière phonique ». Voir Saussure (Citation1972, 155–157).13 Voir notamment Saussure et Constantin (Citation2005, 270).14 Voir notamment Arrivé (Citation2008).15 Et c’est pourquoi, soit dit en passant, le changement phonétique est aveugle, ce qui est une autre manière de dire que les unités synchronique et diachronique sont irréductibles, ou que le changement, dans la perspective saussurienne, est synchronique.16 Voir également à cet égard Saussure (Citation1996, 85–86).